Quitter son emploi est une tendance qui ne s’observe plus seulement dans les jobs pénibles, mais aussi toujours davantage parmi les positions à haute responsabilité. Explications.
Ce que les Américains ont baptisé la «grande démission» (the big quit), qui désigne l’augmentation du nombre de départs volontaires des entreprises, s’observe un peu partout depuis deux ans. Suite à la crise sanitaire, le phénomène existe aussi en Suisse, avec une nette augmentation des démissions constatées ces dernières années, selon une étude de la société de conseil PeopleCentriX.
Par ailleurs, l’enquête récente «Talent Trends 2023», menée en Suisse par l’agence de placement Michael Page, révèle que plus de 91% des professionnels sont prêts à changer d’emploi, le chiffre le plus élevé jamais observé à ce jour. L’autre observation de l’étude, c’est que se montrer ouvert à de nouvelles opportunités professionnelles ne concerne plus seulement les postes de niveau débutant ou intermédiaire, mais aussi toujours davantage les cadres de haut niveau qui ont atteint l’apogée de leur carrière.
Changement de priorités
Aussi épuisant que soit un emploi, arriver au sommet constituait jusqu’à présent l’aboutissement immuable. Mais ces dernières années, le rapport au travail s’est modifié, reléguant l’activité économique au second plan face au bien-être, à l’épanouissement personnel et à l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Une enquête réalisée l’an dernier par le cabinet Deloitte montre que près de 70% des cadres de haut niveau interrogés envisagent sérieusement de quitter leur emploi, 80% d’entre eux indiquant que l’amélioration de leur santé mentale compte plus que leur carrière.
«La préoccupation de trouver davantage de sens dans sa vie professionnelle pouvait s’observer depuis quelques années, avec notamment l’augmentation du nombre de burnouts, mais elle s’est fortement accélérée avec la crise sanitaire, observe Anne Donou, directrice romande du cabinet von Rundstedt, spécialisé dans les transitions de carrière. La tendance va encore prendre plus d’ampleur en raison de l’évolution de la pyramide des âges et la transformation numérique en cours.»
D’une manière générale, c’est la quête de sens et de plus de connexion humaine qui motivent en premier lieu cette envie de changement. «Dans notre activité, nous observons par exemple un nombre croissant de personnes qui souhaitent quitter des multinationales cotées en bourse pour des PME à taille humaine, où la pression sur les chiffres est moins forte à court terme. S’y ajoute le fait que les cadres en haut de la pyramide se sentent seuls, et commencent à vouloir réduire la pression, quitte à accepter de reculer en matière de salaire.»
La fin d’un tabou
Est-il devenu plus acceptable pour les postes à haute responsabilité de vouloir ralentir la cadence? «De la même manière qu’être licencié fait partie désormais du cycle d’une vie professionnelle, la démission n’est plus un tabou», remarque la spécialiste. L’étude menée par le cabinet Michael Page souligne notamment un nombre de démissions «historiquement élevé», avec 33% des personnes interrogées ayant démissionné en 2022, contre 8% en 2019.
Il y a quelques années, le départ du CEO d’une grande entreprise était le plus souvent justifié par un manque de performance. «Il est vrai que dans des postes très exposés, la première réaction consiste souvent à se demander ‘qu’est-ce qui s’est passé, est-ce qu’il y a eu un problème?’. D’où une manière de communiquer très lissée. Mais l’envie de changement peut survenir à la fin d’un cycle, ou provenir d’une envie de contribuer autrement à la société.» Et de citer le cas de ce dirigeant actif dans le secteur pétrolier, qui a quitté son poste pour se consacrer à une entreprise spécialisée dans les énergies renouvelables.
Fatigue, perte de sens, envie de s’occuper de ses proches: les raisons de quitter son job sont forcément multifactorielles. «Par exemple, dans le cas des restaurants étoilés, il y a une course au prestige qui met une pression énorme sur le responsable. Je me souviens par exemple du cas d’Olivier Roellinger, passionné d’épices, qui avait décidé de rendre ses trois étoiles pour libérer la pression et se consacrer à une cuisine autrement.» Plus près d’ici, le chef Didier de Courten, distingué de deux étoiles Michelin et de 19 points sur 20 au GaultMillau, a fermé ce printemps les portes de son restaurant Le Terminus, à Sierre, après dix-huit années d’activité, pour devenir responsable des hôtels et restaurants des remontées mécaniques de Grimentz-Zinal.
Implications pour les entreprises
L’experte souligne la nécessité pour les entreprises de réinventer leur culture, en renforçant leur engagement pour une économie et une société plus durable, et en trouvant un équilibre entre la flexibilité et la réalité du quotidien. Les organisations qui ne se montrent pas ouvertes au télétravail ou au smart working, soit le fait d’utiliser les nouvelles technologies pour améliorer tant les performances que la satisfaction au travail, vont avoir de plus en plus de mal à recruter.
«J’ai récemment eu affaire à un cas où le candidat pour un poste dans le secteur bancaire a mis fin à l’entretien après seulement quinze minutes car l’entreprise autorise au maximum un jour de home office par semaine.» Les organisations sont aujourd’hui confrontées à un dilemme de la productivité. «La question qui se pose à elles aujourd’hui: sont-elles prêtes à mettre davantage l’humain au centre, quitte à accepter moins de profitabilité?»